Notre intervenante, Güntekin Najafli, est docteur en Histoire, chercheur-associé à l’Institut d’Histoire de l’Académie Nationale des Sciences d’Azerbaïdjan
– Pourquoi le Tsar de Russie, qui a occupé le Karabagh de vive force et au prix de douloureux efforts, avait-il besoin de fonder un Etat arménien à cet endroit ?
C’est une politique qui a pris naissance à la fin du 17è S. Du fait de l’affaiblissement de l’Empire Ottoman, les chrétiens vivant sur son territoire ont saisi l’occasion de le contester. Pour la première fois, l’empire austro- hongrois, qui était un des Etats les plus puissants de son époque, commença à envoyer des groupes de missionnaires fidèles à l’Europe et à l’Eglise. Comme nous le savons, l’Eglise arménienne souhaitait quitter la Cilicie et avait reçu la permission de Jahan Shah, le souverain de la dynastie des Kara-Koyunlu, de s’établir sur un territoire azerbaïdjanais, un lieu connu sous le nom d’Uchkilise. Cette région portait anciennement le nom de Valashah et avait été créée en son temps par un souverain de la dynastie des Parthes. L’Eglise arménienne dès lors se mit à acquérir des territoires supplémentaires dans cette région avec de l’argent qu’elle avait reçu d’Europe. Au temps de l’affrontement entre les Ottomans et les Séfévides et l’Europe désirait anéantir l’Etat turc par le biais de son adversaire. Les chrétiens de la région étaient aussi instrumentalisés à cette fin.
Au 18è S. la Russie gagne en puissance et Pierre 1er tourne son regard vers les régions méridionales du Caucase, tandis que l’Europe oriente l’Eglise arménienne direction de la Russie. Durant cette période, prenant avantage de la situation de crise croissante dans l’Empire ottoman nait l’espoir nouveau de la création d’un état arménien. Un des principaux artisans de ce projet était le roi chrétien de la principauté de Kafan. Cela constituait un atout pour Pierre 1er, mais le fait qu’il soit en guerre avec différentes puissances ne lui permettait pas d’ouvrir un nouveau front avec l’Empire Ottoman. Sur un ordre de Pierre 1er émis le 24 novembre 1724, Matiouchkine reçut la mission d’étudier un peuplement d’Arméniens sur la côte de la Mer Caspienne. Cette mission fut gardée secrète pour ne pas éveiller les soupçons des Ottomans. Au lendemain de la mort de Pierre 1er le projet fut suspendu. Mais sous le règne de Catherine II l’idée d’une prise de possession du Caucase du Sud dans le dessein d’accéder aux mers chaudes et à l’Inde refit surface. Une fois encore on songea à recourir aux Arméniens pour une occupation d’Istanbul. A cette époque, la question arménienne prend forme. Des projets préparés à l’initiative de riches Arméniens vivant à Moscou et à Saint-Petersburg furent soumis à Catherine II. Les noms de régions qui devraient être occupées étaient énumérés dans ces projets : l’Albanie du Caucase, le royaume d’Ararat et l’Anatolie orientale. Ces territoires englobaient des villes historiquement azerbaïdjanaises et s’étendaient des terres de l’Azerbaïdjan du Sud à l’Anatolie orientale. L’idée de fonder un empire chrétien en rassemblant ces terres reçut l’agrément de Catherine II. Dans ce même esprit, la Crimée fut occupée en 1782. La Russie s’enhardit alors davantage. Conformément au Traité de Georghievsk signé en 1783, la Géorgie orientale se reconnaissait comme un protectorat russe. L’armée russe prit alors ses quartiers au Caucase du Sud.
– Mais quel est le facteur qui a enclenché l’établissement d’Arméniens sur les territoires du Karabagh et d’Irevan?
Après avoir fondé leur premier établissement à Uchkilise, les Arméniens se sont lancés dans l’acquisition des villages azerbaïdjanais environnants et les mirent à la disposition de nouveaux arrivants arméniens. Pendant la guerre opposant les Ottomans aux Séfévides, la population chi’ite quitta ses terres du Karabagh et d’Irevan pour échapper aux incursions ottomanes. Les sources ottomanes indiquent que les populations chrétiennes achetèrent alors aux Ottomans ces terres désertées par leurs occupants. Ainsi les premières concentrations de populations arméniennes au Caucase apparurent-elles au cours des guerres entre Ottomans et Séfévides. Toutefois les colonies de peuplement massives d’Arméniens sont liées au Traité de Turkmentchaï ( 1828) et d’Edirne (1829). Conformément à l’article 15 du Traité de Turkmenchaï et à l’article 12 du Traité d’Edirne, les Arméniens de l’étranger ont été massivement invités à prendre possession des terres azerbaïdjanaises. Le professeur Karim Shoukourov a qualifié la situation ainsi créée : « le Traité de Turkmentchaï a sauvé les Arméniens en tant que Nation ». Des documents extraits des archives ottomanes font aussi état d’une migration de masse d’Arméniens vers les terres azerbaïdjanaises. Tout ceci prouve que les Arméniens se sont installés sur les terres azerbaïdjanaises et, pour ainsi dire, « hier ».
Comme on le sait, l’assassinat de Nader Shah fut suivi de l’apparition de petites entités féodales, les khanats, sur le territoire de l’Azerbaïdjan. Un des khanats les plus puissants fut celui du Karabagh. Il avait été établi dans les limites de l’ancien Beylerbeylik de Gandja-Karabagh. Depuis les temps les plus anciens cette région du Karabagh avait été le siège du roi de l’Albanie du Caucase, un descendant de la dynastie des Hassan Djalil, les rois du Khatchin, au cœur de ce royaume. En dépit du fait qu’ils furent convertis autoritairement au christianisme grégorien arménien, ils se définissaient comme Albaniens. Dans une lettre écrite à Catherine II, ils se présentent encore comme des Albaniens. Plus tard, d’autres petits royaumes prirent forme au Karabagh. Nader Shah le soumettra tous à son autorité. A l’époque de la création du khanat du Karabagh, Panakh Ali, son fondateur, eut pour priorité de mettre un terme à toute forme de séparatisme local. Sous le règne d’Ibrahim Khalil, la Russie s’étendait vers le sud du Caucase. S’appuyant sur les termes du Traité de Géorghievsk, les Maliks se lancèrent à nouveau dans le séparatisme et joignirent leurs efforts à ceux des troupes du Tsar dans une campagne contre le Khan du Karabagh. Dans cette coalition, on comptait les troupes géorgiennes d’Irakli II, l’armée russe et deux des petits rois du Karabagh. Cependant, du fait de l’explosion d’une nouvelle guerre russo-ottomane, l’armée du tsar fut rappelée en 1787 et cette campagne marqua un temps d’arrêt.
Ibrahim Khalil n’était pas aussi talentueux que son père Panakh Ali. Panakh Ali était parvenu à réaliser une forme de centralisation des khanats et n’avait laissé aucune chance aux « maliks » sécessionnistes. Sous le règne de Catherine II, des plans avaient été échafaudés, notamment sous la direction de Potemkine, au terme desquels le pouvoir aurait dû être soustrait à Ibrahim et remis aux petits « maliks » locaux. Mais Ibrahim Khan a réussi à mettre la main sur une missive écrite par les « maliks » à Potemkine. Le complot et la trahison éventés, Ibrahim Khan se saisit des « maliks » et les tint en captivité dans la forteresse de Choucha. Dans la foulée il entreprit de renforcer les défenses de Choucha. Etant dès lors informé des stratégies à l’œuvre tendant à organiser la dépendance du territoire sous la férule russe, il se résolut à manœuvrer à son tour. Il prit la plume et adressa une lettre à Catherine II par le biais de Potemkine. Il y exposait son acceptation de se placer sous la protection impériale russe. Ce geste le sauva. Les préparatifs d’une nouvelle campagne contre le Karabagh furent abandonnés. Afin de conserver le maximum de pouvoir dans ses domaines, Ibrahim Khan signa en 1805 le Traité de Kürektchaï avec la Russie. Les termes de ce Traité stipulaient que le Khan demeurerait indépendant en politique intérieure tandis que la politique étrangère de la région relèverait des instances russes. Des Arméniens tendent à faire accroire que ce Traité fut signé entre le Tsar et les « maliks » arméniens du lieu, alors qu’aucun nom de « malik » ne figure sur le document et que seul le nom d’Ibrahim Khan apparaisse avec sa signature. Précisons que les populations arméniennes qui étaient venir s’établir dans les territoires peuplés d’Azerbaïdjanais en Géorgie et à Irevan, en pleine conformité avec les Traités antécédents, venaient désormais, après le Traité de Turkmentchaï, constituer des colonies compactes principalement au Karabagh. Un monument commémorant cette migration dirigée avait même été érigé en 1978 à Margushevan, au Karabagh, en l’honneur des 150 années du début de cette colonisation.
– Quant à l’arménisation des maliks, fut-ce une politique russe ou une question purement religieuse ?
Les Maliks étaient albaniens. Ils avaient plusieurs types d’attachement et de parentèle. Ils avaient des origines à la fois turques et caucasiennes. Lors de l’islamisation de l’Azerbaïdjan, des Albaniens adoptèrent l’Islam et se fondirent dans l’humus de ce qui allait constituer le fonds de la nation azerbaïdjanaise. Ceux des Albaniens qui conservèrent le Christianisme s’assimilèrent, perdirent leur langue, et fusionnèrent avec les Arméniens qui s’installèrent au Karabagh à la faveur du conflit entre les Ottomans et les Séfévides.
–Pourquoi la Russie était-elle si intéressée par la fondation d’un Etat arménien au Karabagh ?
Je ne dirais pas cela. La Russie était seulement intéressée par l’installation d’Arméniens au Karabagh. De quoi la Russie avait –elle besoin ? Un ministre des Affaires Etrangères de la Russie disait au début du XXè S : « Nous avons besoin d’une Arménie sans Arméniens ». Si la Russie avait pu éliminer l’Empire ottoman, il n’y aurait jamais eu de quelconque Etat arménien dans l’Histoire. Catherine II avait proclamé que la Russie avait des droits sur Constantinople (Istanbul), destiné à terme à appartenir à la Russie. La Russie n’étant pas parvenue à soumettre les deux états musulmans, elle s’est tournée vers la formule d’un « corridor chrétien » planté entre eux, dans le dessein d’en faire une tête de pont militaire. Mais les Arméniens entretenaient opiniâtrement l’idée d’une « Grande Arménie ». En perpétrant d’affreux massacres dans le Caucase du Sud, en Iran, en Azerbaïdjan, en Anatolie orientale et dans d’autres régions peuplées d’Azerbaïdjanais, les directions politiques arméniennes poursuivaient le but de semer l’effroi parmi les populations civiles locales et de les faire fuir avant d’occuper les zones ainsi abandonnées. Pendant la première guerre mondiale, les Puissances soutenaient l’idée d’une Arménie. Je veux dire par là que les Arméniens avaient de prétentions territoriales importantes, et pas seulement au Karabagh. La première région qui fut arrachée aux Azerbaïdjanais fut la région d’Irevan. Mais ils ne réussirent pas à y instaurer un Etat arménien, même si les Russes la désignèrent sous la dénomination de « Province arménienne », qui n’eut qu’une existence éphémère et fut vite abolie. En 1918 fut créée une République de l’Ararat et ce, aux dépens des terres azerbaïdjanaises. A l’été 1922, un territoire azerbaïdjanais appelé le Zanguezour fut donné à l’Arménie par le nouveau régime bolchévique. De même, soustraits aux territoires de Zanguelan et d’Ordubad, on forgea un artificiel « district de Meghri ». La prochaine étape était celle du Karabagh.
Récemment, les Arméniens firent savoir à grand bruit que des fouilles archéologiques conduites au Karabagh occupé avaient mis au jour les vestiges de l’antique ville de Tigranakert. Est-ce possible ?
Non, c’est impossible. La localisation de Tigranakert est déjà bien connue. Tant les scientifiques de Russie que la communauté scientifique mondiale ont entériné le fait que Tigranakert se trouvait sur les rives de l’Euphrate et du Tigre. Cette pseudo-révélation d’une découverte du côté d’Agdam n’est rien d’autre qu’une imposture.
Madame Güntekin, nous serions heureux d’entendre vos recommandations concernant le site www.1905.az.
Je suis très favorable à ce genre de site web. D’abord, il nous faut créer une représentation de notre Histoire qui soit vivante dans l’esprit des jeunes générations. Vous pouvez ne pas être historien mais il vous faut connaitre votre Histoire. Comme l’a dit une fois Yacoub Mahmudov, « une personne qui ignore l’Histoire est comme un orphelin». De ce point de vue, offrir un éclairage sur les zones sombres de notre Histoire, j’applaudis le site www.1905.az.
Gunduz Nasibov
1905.az