Certains pays tirent leur nom de celui des peuples qui y sont installés, d’autres le doivent à leur situation géographique ou à leur statut administratif. Dans ce dernier cas, il arrive que le nom de leurs peuples soit oublié et dès lors on les connaît sous une appellation dérivée de celle du pays.
Par exemple, de nos jours la Turquie, l’Allemagne et la France tirent leur nom de celui de leurs peuples. Par contre, l’Amérique (USA) correspond à une appellation géographique et les communautés qui vivent aux USA ont renoncé à leur nom d’origine pour adopter celui de la contrée.
Dans l’Antiquité, il y avait en Anatolie de nombreuses régions dont le nom servait à désigner les peuples qui y étaient installés. Il en était ainsi, par exemple, de la Paphlagonie, de la Pamphylie, de la Cilicie et de la Cappadoce. Les habitants de ces provinces ne constituaient pas une nation mais on leur appliquait le nom de la région dont ils étaient originaires. C’est de la même manière que de nos jours on parle des “Stambouliotes” ou des “Ankariotes”, etc.
Ainsi que l’ont noté de nombreux auteurs, le terme d’Arménie fait lui aussi partie de ces noms servant à désigner une zone géographique. En fait, les Arméniens se faisaient appeler autrefois “Haïk” et donnaient à leur contrée le nom de “Haiasdan” ou “demeure des Haïk”. On ne sait pas avec précision pourquoi le territoire en question prit ultérieurement le nom d’Arménie. Selon certains historiens anciens – Moïse de Khoren par exemple – les Arméniens auraient été des Ourartiens et c’est le roi Aram d’Ourartou qui aurait doté l’Arménie de son nom. Cependant, les historiens modernes ont abandonné cette théorie. Selon eux, il n’y a aucun lien entre les Arméniens et Ourartou et la civilisation ourartienne.
Cependant, Moïse de Khoren pourrait être jusqu’à un certain point dans le vrai. Il est fort possible en effet que le nom d’ “Arménie” ait été dérivé du nom d’Aram. Par la suite, cette origine fut oubliée mais le terme géographique dont les habitants de cette région tirèrent leur nom subsista. Bien entendu, ces Arméniens d’autrefois n’ont rien de commun avec la communauté arménienne telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Toynbee présente quelques réflexions intéressantes sur l’origine du mot “Arménien”:
“On peut se hasarder à avancer qu’à la fin du septième siècle avant l’ère chrétienne, pendant la période d’anarchie qui s’instaura au sud-ouest de l’Asie après la chute de l’Empire assyrien (…), les Mushki envahirent l’ancien territoire d’Ourartou situé dans la vallée de Teleboas (…). Quand les Mèdes réussirent à y imposer leur domination, ils respectèrent la situation acquise et tracèrent la frontière qui sépara l’Ourartou (qu’ils incorporèrent dans la Médie) de l’Arménie qui fit dès lors partie du “Commonwealth” mède (…).
Si on admet que la vallée de Teleboas fut ainsi attribuée à l’Arménie à une époque située entre la chute de l’Empire assyrien et l’avènement de l’Empire mède, cette circonstance permettrait de résoudre une énigme linguistique. Elle expliquerait notamment pourquoi les Mushki – Phrygiens adeptes de Gurdi, qui dans leur propre langue se faisaient appeler “Haïk” – étaient connus dans la terminologie officielle achéménide sous le nom d’Arminiya et pas celui de “Haïk” ou de Mushki ou Gordiens. Cet ancien ethnicon persan, dérivé du nom d’une localité – Arminiya – pourrait provenir d’un mot de la langue d’Ourartou, “Urmeniuhini”, qui se retrouve dans l’inscription de Menuas, découverte dans les environs de Mus. Il s’agit d’une ville conquise et rasée. En confirmant la cession du territoire ourartien aux anciens envahisseurs mushkiens – qui se faisaient appeler “Haïk” – les Mèdes et, après eux, les Persans, ont pu désigner les nouveaux propriétaires de ce territoire d’après l’ancien nom donné à la région dans la langue d’Ourartou.” [Arnold J. Toynbee, A Study of History, chap. VII, p. 661]
Toynbee – qui prend le soin de préciser qu’il ne faut voir dans cette explication qu’une simple spéculation de l’esprit – présente encore une autre hypothèse: d’après lui, le nom de l’Arménie serait dérivé d”’Erimena”, nom du père de Rusas III, dernier roi d’Ourartou. Il pourrait aussi provenir d”’Eramu-ni”, terme significant “le pays des Araméens”, car ces derniers, venus du Nord de l’Arabie, avaient envahi Naïri à la fin du XIe siècle ou au commencement du Xe siècle av. J.-C.
Il n’est pas de notre propos de faire sur ce sujet une recherche historique ou archéologique. La raison pour laquelle nous mentionnons ces hypothèses est toute autre. En effet, compte tenu de ce qui précède, il apparaît évident que les termes d’”Arménie” et de “Haiasdan” désignent deux choses différentes. S’il semble normal d’appeler»Arméniens” les membres de toutes les communautés qui, dans les temps anciens, vécurent en Arménie, il est en revanche tout à fait anormal de confondre ces»Arméniens” de jadis avec les “Haïks”, c’est-à-dire avec ceux qui constituent les Arméniens d’aujourd’hui. De la même façon, il importe de faire nettement la distinction entre le territoire désigné par le terme géographique d’Arménie et la zone où vinrent s’installer et où vécurent pendant de nombreux siècles ceux que l’on a continué de nommer les Arméniens.
De même que l’origine du nom “Arménie” reste incertaine, de même on n’a pas pu non plus déterminer avec quelque précision à quelle époque l’ethnie appelée “Haïk” est venue s’installer dans cette région. Comme ce livre ne constitue pas un travail sur l’histoire ancienne de l’Arménie, nous ne trouvons pas nécessaire de nous arrêter trop longtemps sur ce sujet. Nous nous contenterons de rapporter ce qu’en disent certains livres qu’on considère comme des ouvrages de référence et ceci en respectant l’ordre chronologique dans lequel ils furent publiés.
Les anciens chroniqueurs arméniens – Moïse de Khoren, Thomas Ardzrouni et d’autres – écrivent que le peuple arménien descend de Noé et comme il est généralement admis que l’arche de Noé avait jeté l’ancre sur le mont Ararat, ils affirment que le peuple arménien a vécu dans cette région depuis les temps immémoriaux. Encore qu’il soit inutile de s’arrêter sur de telles légendes, nous trouvons cependant intéressant de relever un point négligé par ces historiens. En effet, puisqu’on cite les livres sacrés et les légendes, nous ferons remarquer que le genre humain tout entier tire son origine des enfants de Noé. On pourrait donc soutenir que la nation turque fut comme les Arméniens engendrée au pied du mont Ararat et qu’elle a su, elle aussi, conserver son sol natal.
Gatteyrias écrit ce qui suit à propos de l’origine des Arméniens:
“Quand les premières tribus aryennes venues du plateau du Pamir, se furent établies les unes au sud dans la vallée du Sind, les autres plus au nord sur le plateau de l’Iran, le flot de l’émigration ne trouva plus que la route de l’ouest, et les nouveaux arrivants durent se répandre en Europe. Dès leurs premiers pas ils vinrent se heurter contre la chaîne du Caucase, qu’ils tournèrent en se jetant dans les plaines du nord, et en se frayant un passage vers le sud, du côté de l’Asie Mineure, ou bien en côtoyant les rivages de la mer Noire.
(…) Une fois installée dans les différentes vallées de l’Arménie, chaque tribu se développa indépendamment des autres, et continua à vivre de sa vie propre. Quelques- unes devinrent même assez puissantes, ou se groupèrent en confédérations, et c’est dans cet état que les Assyriens les trouvèrent lorsqu’ils envahirent pour la première fois le pays de Naïri vers les sources du Tigre et de l’Euphrate sous la première dynastie assyrienne, 1130 avant Jésus-Christ.
Avant la deuxième dynastie assyrienne la guerre de conquête continua plus sérieusement, et les gens de l’Ourartou ou Ararat subirent plusieurs défaites. Après dix ou douze campagnes l’Arménie était soumise en 782-780 avant Jésus-Christ, et pendant quarante ans les Assyriens restèrent les maîtres incontestés de toute la vallée du haut Tigre où ils essayèrent d’implanter leur civilisation.
Cette tentative d’implantation de la race sémite rencontra une vive opposition chez les tribus arméniennes de l’Ourartou, qui avaient conservé plus intacts que les autres l’esprit et le sang aryens (…).” [J.A. Gatteyrias, L’Arménie et les Arméniens, Paris, 1882, p. 12-15]
Sans nous appesantir sur les incohérences historiques et géographiques que comporte ce texte, ce que nous pouvons en retenir c’est l’affirmation selon laquelle les Arméniens seraient venus du Pamir à l’époque des grandes migrations. Mais il est surtout intéressant de noter qu’aux yeux de Gatteyrias les Arméniens ne constituaient que quelques-unes des tribus de l’Empire ourartien; le terme d’Arménie, de même, ne semble être utilisé ici que comme un vocable géographique désignant une zone frontalière de l’Ourartou.
Jacques de Morgan, pour sa part, exprime la pensée suivante:
“Quoi qu’il en soit, il résulte des documents en notre possession que le mouvement des Arméniens de Cappadoce vers le plateau d’Erzurum eut lieu pendant le cours des huitième et septième siècles et que, six cents ans pour le moins avant notre ère, cette nation occupait déjà quelques-uns des districts voisins de l’Ararat et du lac de Van (…).” [Jacques de Morgan, Histoire du peuple arménien, Paris, 1919, p. 43-44]
Et voici l’opinion de Macler:
“(…) Il paraît certain que l’Arménie ou la contrée géographique que l’on dénomme Arménie depuis les temps historiques, n’a pas toujours été habitée par le peuple que l’on a appelé dans la suite arménien (…) le pays était habité, sinon sûrement par une race différente, du moins par un peuple parlant une langue qui n’est pas l’arménien, langue que nous connaissons par l’arménien classique ou grabar.
(…) La première mention qui ait été faite du peuple arménien se trouve dans l’inscription achéménide de Darius, gravée vers 515 av.J.-C., à Bissoutoun, où il est dit que l’Arménie forme une satrapie faisant partie de l’empire de Darius (…).” [Frédéric Macler, La Nation arménienne, son passé, ses malheurs, Paris, 1924, p. 18-19]
On constate que selon Macler, cette contrée portait le nom d ’Arménie avant même que les Arméniens ne s’y soient installés.
Jetons un coup d’œil sur le livre de Pasdermadjian:
“Les Arméniens appartiennent à ces peuples indo-européens, mais ils ne firent leur apparition en Orient qu’au VIIe ou VIe siècle av.J.-C., pénétrant dans l’Ourartou ou Arménie primitive, soit de l’est après avoir traversé le Caucase en compagnie d’un autre peuple indo-européen, les Cimmériens, soit de l’ouest après avoir traversé les Balkans et l’Asie Mineure, en compagnie d’un peuple indo-européen auquel ils étaient apparentés, les Phrygiens.” C’est cette dernière thèse, c’est-à-dire celle faisant venir les Arméniens indo-européens par les Balkans qui semble maintenant l’emporter dans le monde scientifique.
(…) La légende dit que le chef de ce peuple indo-européen se nommait Haïk. C’est lui que les Arméniens considèrent comme leur premier roi et le fondateur de leur pays. Ils se sont donnés le nom de Haï ou fils de Haïk.
(…) Les chroniqueurs arméniens ont placé l’arrivée de Haïk et de son peuple en Arménie vers l’an 2200 av. J.-C., et ont fait suivre Haïk de toute une série de patriarches puis de rois arméniens (…).” [ H. Pasdermadjian, Histoire de l’Arménie, p. 23]
Dans le passage que nous venons de citer, Pasdermadjian n’indique pas clairement quelle est la thèse qui a sa préférence. On note toutefois que selon lui, c’est au VIIe ou au VIe siècle avant notre ère que les Arméniens se seraient installés dans la région qui dès avant leur arrivée portait le nom d’Arménie. On constate aussi que la date proposée par Pasdermadjian pour l’arrivée des Arméniens en Ourartou est postérieure d’un siècle à celle indiquée par Jacques de Morgan.
Voyons maintenant ce qu’en pense Nalbandian:
“Le Royaume d’Ourartou n’était pas seulement un puissant état militaire, il possédait également une civilisation fort avancée. Son peuple parlait une langue non aryenne qu’on a réussi à déchiffrer. Il adorait un dieu suprême, unique, nommé Khaldi (…). Au VIIIe ou au VIIe siècle av. J.-C. Ourartou fut envahi par un peuple étranger. Selon Hérodote, le peuple qui vainquit Ourartou était constitué de colons phrygiens connus sous le nom d’Arméniens. Petit à petit, ces tribus arméno-phrygiennes imposèrent aux Ourartiens leur propre langue indo-aryenne et c’est l’amalgame de ces deux peuples qui forma la nation arménienne. ” [Louise Nalbandian, The Armenian Revolutionary Movement, Los Angeles, 1963, p. 4]
Disons tout de suite que la théorie exposée par Nalbandian ne se retrouve pas chez Hérodote. Nous allons le montrer plus loin. Par ailleurs, il apparaît assez surprenant qu’une langue dotée d’une écriture ait été supplantée par une autre qui ne l’est pas. L’évolution normale se fait dans le sens contraire. Ce qui est particulier à Nalbandian c’est l’idée selon laquelle la nation arménienne eut pour origine l’amalgame de certaines tribus phrygiennes avec la population indigène d’Ourartou, ce qui revient à dire qu’il n’existait pas auparavant de peuple arménien.
Examinons le point de vue de Hovannisian:
“(…) Ils (les Arméniens) pénétrèrent dans le plateau en tant que conquérants et imposèrent leur hégémonie aux peuples indigènes qu’ils parvinrent à assimiler. Après une période de soumission aux Achéménides et aux Séleucides, ils reconquirent leur indépendance et établirent une dynastie qui exerça le pouvoir pendant deux siècles. ” [Richard Hovannisian, Armenia on the Road to Independence, Los Angeles, 1967, p. 2]
Le texte ne dit pas clairement d’où les Arméniens sont venus ni de quand date cette intrusion. Hovannisian a sans doute voulu éviter de traiter de faits d’une authenticité historique douteuse. Cependant, une chose apparaît certaine: ils sont venus d’ailleurs et cela s’est produit avant l’invasion des Achéménides. A ce propos, nous jugeons bon de noter que la conquête de l’Arménie par la dynastie achéménide – en d’autres termes les Mèdes – a eu lieu au VIe siècle av. J.-C.
Nous empruntons les lignes suivantes à Grousset, auteur d’un gros livre sur 1’histoire ancienne de l’Arménie:
“(…) En 677 le roi d’Assyrie Assarhaddon refoulait une de leurs bandes commandée par un certain Teuchpa ou Tiouchpa, de la province de Khoubouchkia, aux sources du grand Zab, aux confins assyro-ourartiens. Tiouchpa fut tué. Sa bande se rejeta sur l’Asie Mineure où en 676-675 elle infligea aux Phrygiens un désastre qui mit fin sinon à leur survie ethnique, du moins à leur domination (…).
(…) Les Cimmériens ne survécurent guère à leur victoire (…). Mais après cette tourmente l’ancien empire phrygien des Gordios et des Midas ne se reconstitua point, remplacé au moins partiellement en Asie Mineure par l’empire lydien des Alyattes et des Crésus. En revanche, une partie des tribus phrygiennes»rompues” durent aller chercher plus loin vers l’Est une nouvelle patrie, et telle fut sans doute l’origine des Arméniens. ” [René Grousset, Histoire de l’Arménie, Paris, 1973, p. 67-68]
Grousset admet donc qu’un groupe ethnique connu plus tard sous le nom d’Arméniens est arrivé dans la région après 675 av. J.-C.
De nos jours, grâce en particulier aux découvertes faites par les archéologues, l’histoire de l’Ourartou commence à être assez bien connue. Mais ceux qui espèrent pouvoir trouver dans l’œuvre du Professeur Lang, les renseignements les plus nouveaux et les plus exacts sur cette question seront déçus. En effet, voici ce qu’écrit cet éminent historien:
“Il est évident que le fondateur du royaume d’Ourartou fut le roi Aramé ou Aram dont le nom est mentionné dans les inscriptions assyriennes du roi Salmanazar III. Ces inscriptions se rapportent aux années 860, 858 et 846 av. J.-C. On reconnaît en lui, sans nul doute, le roi arménien mi-légendaire Aram le Beau, aimé de la reine Sémiramis (…). Le chroniqueur arménien Moïse de Khoren, considère que le roi d’Ourartou, Aram, fut l’ancêtre éponyme de la nation arménienne.” [David Marshall Lang, Armenia, Cradle of Civilisation, Londres, 1980, p. 94]
Les historiens arméniens eux-mêmes hésitent de nos jours à répéter les légendes racontées par Moïse de Khoren. Est-il possible qu’un savant tel que le Professeur Lang prenne ces anecdotes pour argent comptant et cherche a établir un rapport entre Ourartou et les Arméniens sans avoir lu les travaux consacrés à cette question?
Mais le Professeur Lang va plus loin encore. A la page 114 de son livre on trouve en effet les phrases suivantes:
“Comme nous l’avons dit, les Arméniens se font appeler»Haïk” et donnent à leur pays le nom de»Hayastan”. Il semble bien qu’il y ait un rapport entre cette appellation ethnique et l’ancienne province hittite, Hayasa. Cette province se trouvait dans les montagnes de l’Arménie occidentale, en amont de l’Euphrate ou Kara Sou. La langue utilisée par la population de cette province avait des affinités avec les anciennes langues indo-européennes de l’Asie Mineure: le hittite, le luvien, le lydien, le lycien et le phrygien (…).”
Nous constatons que la linguistique n’est pas le fort du Professeur Lang et nous laissons à René Grousset le soin de lui répondre:
“(…) Le nom de Hayasa n’a pas manqué de retenir l’attention comme évoquant le nom même de l’Arménie en arménien: Hayastan. Il semble en réalité qu’il ne s’agisse là que d’une analogie fortuite. Quant à la localisation de ce pays, Louis Delaporte le place sur la côte du Pont du côté de Trébizonde (…) Pour le regretté N. Adontz (…) le Hayasa et l’Azzi se situent sur le haut Euphrate autour du massif de Dersim.” [René Grousset, op. cit., p. 42]
Le nom de Hayasa se retrouve dans les inscriptions de l’époque du souverain hittite Murshilish II (1345-1320 av. J.-C.). Pour sa part, l’archéologue et hittitologue Hrozny écrit:
“(…) C’est sous le gouvernement de Tuthaliyash V (vers 1200 av. J.-C.) (…) que survient la catastrophe: l’invasion des»peuples de la mer” (…) ou peuples égéens. Poussés par les Illyriens, Phrygiens, Arméniens, Thraces, Mysiens et autres peuples des Balkans se mettent en marche, passent le Bosphore, puis anéantissent l’empire hittite ainsi que tous ses vassaux et ennemis d’Asie Mineure et de Syrie. (…) C’est seulement aux frontières d’Egypte que leur assaut est contenu par le pharaon Ramsès III de la 20e dynastie.
(…) Les principaux héritiers de l’empire étaient à l’ouest, les Phrygiens, indo-européens, et plus à l’est les Mushki, qui leur étaient apparentés. Dans le Taurus et l’Anti-Taurus cependant (…) nous voyons surgir plusieurs petits États. (…) La conquête de la dernière grande forteresse hittite (…) par Sharrukên (Sargon), roi d’Assyrie, en 717 av. J.-C met fin à l’existence du peuple “hittite” hiéroglyphique.” [Bedrich Hrozny, Histoire de l’Asie Antérieure, Paris, 1947, p. 191-197]
L’inscription de Bissoutoun de Darius est le premier document historique écrit où apparaît le terme d’Arménie. Cette inscription date de 515 av. J.-C. Plus tard la mention des Arméniens et de l’Arménie se retrouve chez Hérodote, qui a vécu, selon l’hypothèse généralement admise, entre les années 484 et 430 av. J.-C.
Hérodote mentionne les Arméniens à plusieurs reprises en différents endroits de son livre et on y trouve aussi le mot “Arménie”. C’est ainsi qu’en énumérant les provinces de l’Iran, il écrit: “…Pactyca et les Arméniens et leurs voisins jusqu’à la mer Noire.” Ailleurs, après avoir cité les Ioniens, les Lydiens, les Phrygiens, les Cappadociens et les Ciliciens, il ajoute: “Quant aux Arméniens…” et un peu plus loin: “…En quittant l’Arménie…”. [Hérodote, The Histories, Penguin Books, 1972]
Il y a aussi le passage suivant:
“L’habillement des Phrygiens est, à quelques différences près, analogue à celui des Paphlagoniens. D’après les Macédoniens, ce peuple, du temps où il vivait en Macédoine, y était connu sous le nom de Briges. Quand ils migrèrent en Asie, ils ne changèrent pas seulement de pays mais aussi de nom. Les Arméniens qui sont des colons phrygiens, étaient armés à la mode de Phrygie et les deux contingents avaient pour chef Artochmes, époux de l’une des filles de Darius.”
Actuellement, presque tous les historiens, en se basant sur l’inscription de Darius et le livre de Hérodote, considèrent que les Arméniens sont arrivés en Arménie en 515 av. J.-C. Cependant le terme d”’Arménien” utilisé dans l’inscription de Darius et chez Hérodote peut s’interpréter aussi comme»habitant de l’Arménie”. Ni Darius, ni Hérodote ne parlent d’une race précise; ceux qu’ils désignent sous le nom d’Arméniens sont en fait les habitants d’une région définie. Dans la mesure où l’Arménie portait ce nom avant même que les Arméniens ne s’y soient établis, il apparaît difficile d’affirmer, à moins de déformer le sens des documents historiques, que les Arméniens y sont venus antérieurement à l’an 515 av. J.-C.
Le témoignage de Xénophon racontant la retraite des Dix Mille mérite lui aussi d’être pris en considération. [Xénophon, The Persian Expeditions, Penguin Books, 1979] Les chapitres III, IV et V du Livre IV de l’œuvre de Xénophon traitent du passage des Dix Mille par l’Arménie (an 401 ou 400 av. J.-C.). Dans ces chapitres, le mot “Arménie” désigne clairement une région. Quant au terme d’”Arménien”, il apparaît dans le chapitre III: “C’étaient des mercenaires arméniens (…) au service d’Orontas et d’Artuchas.” Le mot revient encore une fois à la fin du chapitre V où Xénophon parle d”’enfants arméniens en costume local”. Dans les deux passages, ce terme peut être interprété comme désignant les “habitants de l’Arménie”. Par contre, Xénophon ne dit pas que les villageois rencontrés par les Dix Mille lors de leur passage dans cette région étaient des Arméniens, mais il indique qu’ils parlaient le perse. Par conséquent, quoiqu’il soit incontestable que la région en question s’appelait bien Arménie, il est difficile d’affirmer que sa population portait le nom d’Arméniens.
Dans la traduction française de l’Anabase, à la fin du septième chapitre du Livre VII, il y a un passage qui n’est pas écrit par Xénophon lui-même mais rajouté par Sophenete. Ce paragraphe énumère les provinces par lesquelles les Dix Mille sont passé et mentionne aussi leurs gouverneurs. Nous y apprenons qu’Orantes était le gouverneur général perse de toute l’Arménie. Nous y apprenons aussi que le sous-gouverneur de l’Arménie occidentale par laquelle passèrent les Dix Mille était Tribaz. Il est dit dans le même paragraphe que Tribaz gouvernait les Phases et les Hespérites. Le mot “Arméniens” n’apparaît pas dans ce passage. [Xénophon, L’Anabase, Garnier-Flammarion, Paris, 1967, p. 249]
Il y a des écrivains qui ont émis des idées fort originales au sujet de l’origine des Arméniens. Ruppen Courian est un de ceux-là. Il formule la théorie suivante:
“(…)Les Arméniens sont les anciens habitants de la Suisse actuelle. La langue romanche n’est pas très divergente de la langue arménienne. Il y a des formations, des déformations de mots et d’expressions, des interpositions de syllabes et de mots pris dans les langues des peuples voisins par rapport au temps et à l’espace, mais le fond, le rythme même des langues sont les mêmes. Certains vont se constituer adversaires de cette compréhension. Pourtant regardez la carte de la Suisse. Cherchez les Grisons. Entre Oberhalbstein, le petit village de Mühlen, le Piz Julien et Saint Moritz, il y a le Piz Err. Qu’est-ce que cela signifie?
Les Turcs et les Asiates, pour désigner un Arménien, disent Ermeni. Cela veut dire Er et Man, c’est-à-dire l’homme qui vient, provient d’Er, de la terre. [Ruppen Courian, Promartyrs de la civilisation, Yverdon, 1969]”
En page 31 du même livre, il est dit que le mot français “vent” est à l’origine du nom de la province de Van, car il s’agit d’une région très ventée.
Si on cherchait de la même façon l’origine turque du nom proper “Piz Err” on trouverait le mot “er” qui signifie»homme” en turc et “pis” qui veut dire “sale”, ce qui donnerait à peu près “sale type”. Mais les rapprochements de ce genre n’ont bien entendu rien de commun avec la science et ne relèvent manifestement que de la littérature humoristique.
Les différents ouvrages dont il a été question jusqu’ici mettent en évidence les faits suivants:
Depuis des temps très reculés, il existe une région portant le nom d’Arménie. Le groupe ethnique que nous désignons par le nom d’Arméniens et qui s’est installé dans cette région est venu de l’Ouest. Son arrivée date au plus tôt du VIe siècle et peut-être même du début du IVe siècle av. J.-C. Ce point reste obscur. Ce qui est certain c’est qu’en l’an 331 av. J.-C., au moment de la campagne anatolienne d’Alexandre le Grand, les Arméniens y étaient déjà établis. Toutefois, il ne s’agissait pas d’un peuple indépendant mais d’une communauté englobée dans une province iranienne.
Du livre Kâmuran GÜRÜN “Le Dossier arménien”. Paris, Triangle, 1983